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La notion d'interprétant et le problème de la norme

Nous avons déjà établi l'objectif central de cette théorie qui est de décrire les opérations régissant l'attribution d'un sens à un texte par un interprète donné. F. Rastier introduit à ce stade une notion permettant de qualifier les opérations interprétatives élémentaires : celle d'interprétant. Un interprétant peut être vu comme une entité sémiotique à l'origine d'une attribution d'un trait sémantique à une entité signifiante. En quelque sorte, un interprétant motive l'attribution d'un sème. Et comme nous verrons qu'il y a différents types d'attributions de sèmes, il y a donc différents types d'interprétants. Nous verrons plus tard les différents types de sèmes, mais revenons pour l'instant sur quelques grandes familles d'interprétants que sont les normes. Nous avons vu que l'interprétation était un acte éminemment personnel, mais il se doit tout de même d'être contraint, ne serait-ce que pour confirmer le rôle de communication que remplit avec un succès inégalé le langage. Grossièrement, si l'on peut voir un grand nombre de sens dans un texte, certains sont plus <<saillants>> que d'autres. Autrement dit, certains interprétants sont, sinon plus prioritaires, du moins plus stables. Ce qui nous conduit aisément à considérer les normes dans le langage comme des formes de stabilité sémantique (du moins nous ne nous intéresserons ici qu'à leur aspect sémantique).

Il convient aussi d'envisager plusieurs niveaux de normes, en fonction de leur stabilité, ou du moins de leur zone de validité [24], p. 39 :

Concrètement, ces différentes normes permettent de repérer différents sèmes, dont la nature est identique dans l'absolu, mais dont le type d'attribution à une entité linguistique varie.

Idéalement, à chacune de ces normes correspond un ensemble d'associations de sèmes à des signifiés. En contexte, de telles normes peuvent bien sûr être bouleversées, et un certain nombre de priorités seraient envisageables, avec un avantage accordé aux effets locaux.

Ainsi, puisque la notion de langue elle-même n'est qu'une abstraction, il convient de voir en ces normes <<supérieures>> (sociolecte et dialecte) une stabilisation des sens attribués aux unités signifiantes. La conscience de ces normes est également indispensable en vue de toute notion de créativité, selon le principe que le mouvement ne peut être perçu que par rapport à l'immobile (ou au considéré comme tel).

D'un point de vue formel, nous ne pouvons donc espérer capter ces stabilités si étendues à travers l'espace, le temps et les catégories socioculturelles. Nous pouvons par contre dans bien des cas évaluer la validité des interprétations, c'est-à-dire identifier l'interprétant d'un sème. Les interprétants relevant de normes supérieures ne pouvant en règle générale pas être explicités. Par contre, pour les normes locales (mais sont-ce vraiment des normes ?), cela est possible : par exemple expliciter la notion de diffusion d'un caractère sémantique lors d'une association syntaxiquement marquée, comme dans le cas des énumérations.

La sémantique interprétative utilise également les normes afin de qualifier les variations des sens attribués à un même signifiant. Il s'agit ici de polysémie au sens faible du mot, sans tomber dans les extrêmes des sens qui n'apparaissent jamais deux fois identiques en contexte, comme le concluait, empreint de pessimisme, Daniel Kayser [12]. Dans la lignée de ce que proposait Georges Kleiber en réponse au précédent article [13], on peut effectivement espérer retrouver un noyau sémantique pour un terme, mais à un niveau de norme élevé. Sans vouloir pour autant entrer dans le débat acharné qui se jouait dans ces articles, précisons que l'interprétation de livre comme << indexation d'un objet-livre par un documentaliste >> dans << Encore un livre et j'aurai fini cette pile >> ne se fait au mieux que via une norme sociolectale, par enrichissement de la notion exprimée en dialecte. Ainsi, sont proposés ([24] p 70) trois paliers de description des << sens >>gif des occurrences, définissant les termes de sens (palier dialectal), acception (palier sociolectal) et emploi (palier idiolectal). Nous verrons par la suite comment l'on peut expliciter techniquement les nuances de ces différents cas, et comment aborder pratiquement les problèmes de polysémie ou de pseudo-polysémie. Pour un même signifiant, les relations entre signifiés dépendent ainsi des normes dont relèvent les composants qui les distinguent. La véritable polysémie (sens différents) suppose ainsi des distinctions par des traits dialectaux. Les variations de livre précédemment envisagées, si elles sont situées à des paliers locaux supposent de toute façon une identité suivant un palier plus élevé (et non seulement sur la forme, comme ce serait le cas d'une comparaison avec la monnaie britannique par exemple).

Un corollaire de ce ceci, que nous développerons dans les prochaines chapitres, sera la reconnaissance a priori d'une différence de signifié quand des signifiants identiques sont présents dans un même texte. Les rapports d'emplois ou d'acceptions entre ces différents sens n'interviendront qu'une fois l'identité propre (ou commune) de ces occurrences définie.

Nous verrons également par la suite que si l'on ne peut justifier ni identifier automatiquement toutes les normes à l' tex2html_wrap427 uvre dans un processus interprétatif, elles n'en restent pas moins importantes quand il s'agit de comparer différents sèmes ou structures de sèmes. Nous serons donc, une fois de plus, obligés de nous en remettre à la compétence de l'interprète humain pour la qualification même des résultats partiels de son interprétation. Un point positif, toutefois, apparaît lorsque F. Rastier explicite les rapports, au sein de sa théorie, entre linguistique et herméneutique, dans [26] (p. 23) : <<La sémantique tente de retracer les parcours interprétatifs. Mais c'est à l'herméneutique critique qu'il revient de problématiser leurs conditions et de hiérarchiser leurs résultats en définissant des degrés de plausibilité.>> Ainsi, dans notre approche par trop centrée sur l'interprète, nous nous abstiendrons donc de qualifier le pourquoi d'une interprétation, nous concentrant sur un comment descriptif, en lui proposant des outils d'expression, en laissant les impacts des normes implicites.

Nous allons donc dans la suite expliciter les moyens de représentation des informations sémantiques, via un certain nombre de concepts. Dans un premier temps nous résumerons de façon critique les différentes propositions de F. Rastier, puis nous proposerons un formalisme qui les unifiera.


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Ludovic TANGUY
Fri Dec 5 17:04:33 MET 1997