Reprenons tout de même un instant le paradoxe évoqué précédemment, et qui couvre bien plus de domaines (scientifiques ou non) qu'il n'y paraît. Pour le résumer à nouveau, disons qu'un élément signifiant fait partie d'un système qui lui donne sa signification, basée sur les relations qu'il entretient avec les autres entités, ces relations étant contraintes par la nature même de cet élément... on tourne en rond.
En quelque sorte, pour échapper à ce cercle vicieux (ou vertueux ?), force nous est de prendre parti pour une des deux considérations, du global ou du local. Quelques premiers indices sont que l'on s'occupe de langue naturelle, que l'on veut traiter des textes, et que l'on a trop de respect pour la notion de sens pour attribuer une seule de ses occurrences à un texte donné, c'est-à-dire que l'on souhaite prendre en compte des données extérieures dans l'attribution du sens : <<contexte>>, connaissances et intentions de l'interprète, etc.
Il n'y a donc plus de raison de faire durer le suspense : on donnera naturellement la primauté à la notion de globalité, et on couvrira même par la primauté la notion de détermination.
Mais pourquoi ? Naïvement, quand on approche un texte, on n'y verra qu'une suite de symboles, qui, seulement une fois interprétés, permettront d'atteindre une compréhension de l'ensemble. Cette vision est en fait par trop empreinte de la théorie de l'information, et du langage comme simple code à analyser. Le principal problème est en fait la difficulté d'attribuer une signification stable à un élément isolé. Les nombreux travaux sur la polysémie qui ravagent le TALN en sont une bonne preuve. Des systèmes d'une complexité effroyable sont développés pour résoudre des problèmes que ne rencontre aucun interprétant humain, puisque ce dernier ne considère pas (et ne peut d'ailleurs pas considérer, la plupart du temps) le terme polysémique de façon absolue (voir par exemple [30]). Mais ne sombrons pas dans une critique trop facile. Les objectifs des outils de traitement qui se heurtent de plein fouet à la polysémie ne sont pas les nôtres, puisqu'ils tentent de parvenir à une compréhension automatisée, alors que nous nous contenterons largement d'une interprétation assistée. L'approche formalisatrice est dès lors très différente, la polysémie étant rencontrée sur le chemin du calcul du sens, et la notion d'interprétation ne comporte pas de calcul.
Par contre, et comme nous l'avons vu au premier chapitre, il s'agit bien de l'objet texte qui se trouve en situation : avant d'être perçu comme une composition d'unités inférieures, le texte se voit déjà attribuer un ensemble de considérations. Sa situation sociale et historique, l'intention de l'individu qui l'aborde, sont attribuables prioritairement à la totalité du texte (et dans certains cas, avant même que celui-ci soit analysé). Par contre, ces considérations globales sur le texte peuvent être projetées sur ses éléments, pour s'y trouver justifiées, modifiées ou servir de base dans la découverte d'autres aspects.
D'un point de vue plus formel, la prise en compte de ces rapports de la globalité vers la localité nécessite des outils de description particuliers. La relation est en effet bien plus qu'une simple projection, puisque des phénomènes locaux peuvent également avoir des répercussions sur l'ensemble. Il nous faudra dès lors envisager des rapports bilatéraux, sans nous enfermer dans un dogmatisme purement globaliste. La première tâche sera alors de disposer d'un moyen d'expression compatible avec les deux niveaux. De plus, se limiter à deux niveaux (de façon grossière le mot et le texte) n'est pas non plus suffisant. La notion de localité, toute relative, peut s'étendre du morphème jusqu'au syntagme. Des travaux comme ceux de J. Kristeva [14, 15] n'hésitent pas à descendre jusqu'aux qualifications sémantiques des phonèmes pour appuyer des thématiques globales chères à la psychanalyse. Mais ces problèmes pourront être résolus par une souplesse accordée à l'identité formelle des unités locales.
Un deuxième aspect à considérer dans notre approche a bien sûr trait à la simple et incontournable opérationnalité de tout système informatisé. Les principaux paradigmes de description sémantique acceptables dans un environnement structuraliste se limitaient à l'expression de dépendances fonctionnelles entre entités lexicales, dépendances dont on regrette la stricte et rigide localité. L'alternative que nous sélectionnerons sera le principe de la microsémantique, ou description de la signification par des éléments sémantiques inférieurs à l'unité lexicale. Cette description par définition locale nous semble en effet assez souple pour supporter le poids du global dont nous désirons la charger, et de plus essentiellement pratique car manipulable par la machine. Le principe qui servira de liaison entre localité et globalité sera la justification des entités locales par leur rôle dans des structures dont la zone d'influence n'est rien de moins que le texte. Le principe d'une interprétation sera donc la supposition de l'existence de telles structures, et leur actualisation par des unités locales. D'un point de vue informatique, ceci n'a rien que de très connu, puisqu'il se fait une différence simple entre structure déclarée et instanciée. Aborder un texte quelconque sous la lumière d'une symbolique particulière, par exemple, commencera par la mise en place de structures générales, avec de grands thèmes entretenant entre eux des relations également stabilisées. Ces connaissances a priori permettent une mise en place de telles données globales avec un minimum de relations directes avec le texte (repérage de quelques mots ou expressions). Dès lors, un début de justification apparaît, non pas en ce qui concerne l'attribution ex-nihilo d'un trait à une unité linguistique, mais pour l'utilisation d'un tel trait en fonction des objectifs de l'interprétation. Par la suite, nous verrons comment ces attributions minimales permettent d'en repérer d'autres, et d'enrichir les structures du texte, et d'en repérer de nouvelles. Une interprétation sera donc un continuel aller-retour entre ces deux niveaux.
Dès lors, la question se pose quant à la nature de l'outil descriptif local, capable de supporter ces notions qualifiant le texte.